Pinceaux de l'âme

Ses visages tiennent à la fois des tigres et des hommes. Ils sont faits de raies de couleurs très vives. pour les noirs, ni le charbon broyé ni le jais de la Sierra Madre ne lui conviennent. Elle trempe ses pinceaux dans la conscience de certains hommes : ses monstres ont des yeux de chat et une âme d'araignée.... German Arciniegas : Diario de Nueva York.


Indienne européenne

Emma Reyes, à l'égal de Tamayo et Urozcoa réussi à conjurer tout le modernisme, de Gauguin à Picasso, avec l'art précolombien sans passer par l'humanisme occidental et de la Renaissance, comme l'a fait la culture européenne de ces dernières décennies. La peinture d'Emma Reyes, pleine d'obsession déformante et de recherche stylistique, rigoureuse et riche, est contrairement à celle de beaucoup d'Européens qui croient avoir du sang indien, celle d'une indienne qui a dans son art du sang européen.
Sa peinture nous révèle de façon familière une tradition lointaine dans le temps et l'espace, mais validement inscrite dans le monde de l'art actuel.

Alberto Moravia "Corriere de la sera", 1956.


Les 40 ans d'une ligne

En général, la ligne d'Emma Reyes est épaisse mais elle a parfois été fine et en certaines occasions elle est arrivé à être aussi large que la paume de la main. La principale caractéristique de cette ligne est de remplir les formes en plus de les border. C'est ce que nous trouvons dans les fins paysages des années 50. C'est aussi ce que nous trouvons dans ces caves, conçues comme des paysages d'un monde intérieur, qu'elle peint dans les années 60 ; et c'est ce que nous trouvons dans les visages et les natures mortes des années 70 et 80.

Pour remplir les formes, la ligne d'Emma Reyes s'ordonne en segments parallèles qui ondulent ou restent droits, quand ils ne tournent pas sur eux mêmes en spirales très vastes de facture intriquée. On dirait qu'elle ne conçoit pas un plan comme une surface délimitée à l'extérieur par une ligne de contours mais comme des files de lignes en succession infinie. L'emploi qu'elle fait de la ligne est semblable à celui que Pollock fait du "dripping". Comme lui, elle sait où elle va commencer, mais non où elle va terminer : Elle ne sait pas les développements qui vont se produire au cours de l'exécution sans doute y-a-t-il un haut degré d'improvisation dans lequel comptent les accidents, improvisation qui à la fin peut déboucher sur des échecs sans appel ou sur des œuvres superbes.


Le mythe d'Emma

Pour apprécier les tableaux, il faut les regarder innocemment et sans essayer de se protéger par des références artistiques, littéraires ou simplement anecdotiques. Emma Reyes nous montre candidement sa dernière production : sa dernière récolte pourrait-on dire, puisqu'il s'agit de légumes. Minutieusement décrits sur le papier, il y a des navets, des laitues, des choux, des asperges. Décrits et écrits, car l'écriture d'Emma Reyes ne peut se confondre avec nulle autre. Ce graphisme qui a été toujours présent dans ses œuvres tant abstraites que figuratives, et qui donne unité et personnalité aussi bien à un paysage d'Israël qu'à un énorme collage de boutons, au labyrinthe infini des lignes d'un visage ou maintenant à la trame complexe et toujours variée de ses légumes, ce graphisme est la base formelle de sa peinture.

Une des valeurs de l'art est de nous faire voir ce que nous ne voyons pas. Emma nous fait voir les légumes. Un chou n'est déjà plus simplement un chou mais bien plus. Vus de près comme elle nous les montre, avec le graphisme fou de ses milles feuilles, avec la sensualité humide de ses formes charnues et avec ces nuances infinies de couleurs, ses fruits et légumes acquièrent une dimension grandiose et atroce. Ils sont atroces car ils nous montrent des entrailles que nous ne devrions pas voir. ils sont beaux et angoissants parce qu'ils nous révèlent des formes et des couleurs distinctes, des matières insoupçonnées ou peut être que nous soupçonnions parce que nous les portions en nous et que nous ne voulions ni savions les voir. Ses légumes sont humains car ils sont elle et nous: car ils sont mythiques et que par eux le mythe d'Emma devrait déjà devenir le mythe de sa peinture.

Luis Caballero Paris,1985


Magie du trait

Nous retrouvons dans les portraits imaginaires la traduction graphique de ses hantises. Ils doivent leur qualité à ces 3 mots : "magie du trait". "Dentelle d'éternité" aurait dit Cocteau. Travail d'araignée. Trait vorace, faussement désinvolte, trait qui dévore le papier, fil mystérieux qui, en dépit de ses mille et un détour, jamais ne s'enchevêtre. Chaque dessin est un piège, un labyrinthe ou se perd le regard qui le fixe. Il y a dans ces dessins un pouvoir de fascination d'une puissance rare. Tentative inquiétante que la sienne : bref, le contraire d'un jeu.

Edmond Charles-Roux